Climat-ÉnergieMultinationales
Communiqué de presse3 février 2020

Total Ouganda : le Tribunal de Grande Instance se déclare incompétent au profit du tribunal de commerce

Le tribunal de grande instance de Nanterre vient de rendre sa décision concernant l’action en référé intentée par les Amis de la Terre France, Survie et quatre associations ougandaises (AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et NAVODA) contre le groupe Total concernant son méga-projet pétrolier en Ouganda (1).

Il s’agit de la toute première décision de justice sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales (2). Étonnamment, les juges ont considéré que le dossier ne relevait pas de leur compétence mais de celle du tribunal de commerce. Ils n’ont donc pas examiné les demandes des associations. Les Amis de la Terre France et Survie contestent fermement cette décision qui impacte également négativement toutes les affaires à venir, et envisagent de faire appel. Les associations regrettent qu’il faille donc attendre encore plusieurs mois pour obtenir une prochaine décision alors que les violations aux droits humains en Ouganda continuent.

Les Amis de la Terre France, Survie, AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et NAVODA, représentés par Me Louis Cofflard, Me Céline Gagey et Me Julie Gonidec, avaient assigné Total en référé (3) pour manquement aux nouvelles obligations qui lui incombent dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance, et avaient demandé au tribunal d’enjoindre à la multinationale :

  • d’une part de combler les défaillances de son plan de vigilance actuel, qui ne comprend aucune identification des risques ni mesure spécifique concernant ses activités en Ouganda,
  • d’autre part de mettre en œuvre de façon effective des mesures urgentes afin de répondre aux violations et risques de violations constatés en Ouganda et d’améliorer ainsi le sort des populations impactées.

Au vu de l’urgence sociale et environnementale de la situation en Ouganda, les six associations avaient choisi de saisir le juge des référés du tribunal de grande instance de Nanterre, ce qui avait permis d’avoir une audience rapidement, le 12 décembre dernier (4). Cependant, les trois juges saisis du cas ont considéré que ce litige ne relève pas de leur compétence mais de celle du tribunal de commerce, reprenant les arguments des avocats de Total. Selon eux, la publication d’un plan de vigilance relèverait donc des « contestations relatives aux sociétés commerciales » pour lesquelles seul le tribunal de commerce est compétent, peu importe que les demandeurs ne soient pas des commerçants.

Les six associations s’opposent fermement à cette interprétation de la loi. Le tribunal de commerce est une juridiction créée afin que les commerçants (soient des juges non professionnels) rendent justice pour les litiges entre commerçants. Dans la présente affaire, il est question de graves atteintes aux droits humains et à l’environnement. Il apparaît donc totalement irréaliste de considérer que le tribunal de commerce est la juridiction adaptée pour obliger Total à prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à ces atteintes.

Juliette Renaud, responsable de campagne sur la Régulation des multinationales aux Amis de la Terre, commente : « Nous sommes non seulement très déçus de ne pas avoir de décision aujourd’hui obligeant Total à prévenir effectivement les atteintes aux droits humains qui se poursuivent en Ouganda, mais de plus nous ne comprenons pas le raisonnement des juges qui renvoient l’affaire à la compétence du tribunal de commerce. Il ne s’agit pas ici d’une question relevant simplement de la gestion de l’entreprise comme l’a argumenté Total : il est absurde que des représentants d’entreprises élus par leurs pairs soient les plus à même de juger d’une situation si grave où des vies et des écosystèmes entiers sont menacés ! Chaque mois qui passe est du temps perdu pour faire cesser les graves violations des droits humains que cause Total avec ce méga-projet pétrolier en Ouganda, et empêcher la survenue de nouvelles violations. »

Thomas Bart militant de Survie qui a coordonné l’enquête sur le terrain en Ouganda, complète : « Cette décision est extrêmement négative pour le cas présent, ainsi que pour les futures assignations en justice qui utiliseront cette loi. L’objectif central de prévention qui était au cœur de la loi est donc laissé de côté. Cependant, le tribunal n’a pas statué sur le non respect des obligations de Total, tant sur le contenu de son plan de vigilance que sur les violations actuellement en cours et à venir en Ouganda. Cette décision ne contredit en rien les accusations que nous portons à l’encontre de Total, mais empêche que les violations des droits humains s’arrêtent aujourd’hui. »

Le tribunal de grande instance semble néanmoins se reconnaître compétent pour les actions en réparation qui pourraient être intentées sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance. En d’autres termes, la juridiction civile considère apparemment qu’elle ne pourra juger de la responsabilité des entreprises que dans le cas de dommages déjà survenus, et non dans le cadre d’actions en justice visant à empêcher de futures atteintes graves aux droits humains et à l’environnement, qui elles, devraient être jugées par le tribunal de commerce.

Cela semble pour le moins incohérent que ce ne soit pas la même juridiction qui soit compétente pour toutes les actions en justice fondées sur la loi sur le devoir de vigilance. Les associations envisagent donc de faire appel de cette décision.

Les Amis de la Terre France et Survie rappellent aussi que les pressions et intimidations se sont accrues sur le terrain, en particulier pour les deux représentants des communautés affectées qui étaient venus témoigner en France en décembre, et un membre d’une des associations partenaires ougandaises (5).

Notes :
[1] Lire la décision du tribunal judiciaire de Nanterre. Pour en savoir plus sur ce projet et ses impacts, voir le rapport d’enquête des Amis de la Terre et Survie, et le site www.totalautribunal.org

[2] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Disponible ici

[3] Voir notre communiqué du 23 octobre 2019 : https://www.amisdelaterre.org/Loi-devoir-de-vigilance-premiere-saisine-d-un-tribunal-francais-pour-le-cas-de.html

[4] Voir notre communiqué du 12 décembre 2019 : https://www.amisdelaterre.org/Total-Ouganda-premiere-audience-historique-sur-le-devoir-de-vigilance.html

[5] Voir nos communiqués du 14 décembre 2019 et du 26 décembre 2019.