
Affaire Total Ouganda : une audience déterminante pour l’accès aux preuves
Dans le cadre de la deuxième affaire Total Ouganda lancée en juin 2023 sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance, une première audience se tiendra enfin le jeudi 15 mai 2025 au tribunal judiciaire de Paris. Elle pourrait être déterminante pour l’accès à des preuves que Total refuse de communiquer.
En juin 2023, 26 personnes affectées, ainsi que les Amis de la Terre France, AFIEGO, NAPE /Amis de la Terre Ouganda, Survie et TASHA assignaient Total en justice. Ce recours, déposé au tribunal judiciaire de Paris, vise à engager la responsabilité civile de la multinationale et à demander réparation pour les violations des droits humains causées par ses projets pétroliers Tilenga et EACOP en Ouganda.
Alors que sur le terrain les travaux avancent et les violations des droits humains perdurent, les associations et personnes affectées demandent aujourd’hui au juge de contraindre Total ou ses filiales de leur fournir des documents essentiels pour que l’affaire puisse être jugée.
En effet, engager une action en réparation est un véritable parcours du combattant car la charge de la preuve repose sur les demandeurs (personnes affectées et associations). Ils doivent démontrer au juge que des violations ont eu lieu et que leur préjudice résulte d’un manquement aux obligations de vigilance, c’est-à-dire d’une défaillance dans l’établissement et/ou la mise en œuvre effective du plan de vigilance par l’entreprise.
Selon Juliette Renaud, coordinatrice des Amis de la Terre France : « Cette audience met en lumière un obstacle majeur pour les personnes affectées et les associations : la charge de la preuve. Malgré les dangers de collecter des preuves dans un pays autoritaire comme l’Ouganda, notre assignation contient déjà de nombreux éléments démontrant les violations et les manquements au devoir de vigilance de la part de Total. Mais des documents et informations clés restent détenus par l’entreprise elle-même. Total continue d’essayer de se cacher derrière ses filiales pour refuser de les révéler, mais nous espérons que le juge la contraindra à les communiquer afin de garantir un accès effectif à la justice ».
Parmi les 26 personnes affectées se trouve M. Ismail Bwowe, une personne en situation de handicap. Il témoigne : « TotalEnergies doit expliquer comment ils ont évalué nos cultures. Mes plants de café ont été estimés à huit dollars américains chacun, alors que dans d’autres districts, ils étaient évalués à 21 dollars par plant. Mon café est-il différent ? Total va gagner des millions avec ce projet, mais ils m’ont donné des miettes. On m’avait aussi promis une aide alimentaire, mais la durée de cette aide n’a cessé de changer de deux ans à seulement six mois. Je ne peux même pas subvenir aux besoins de mes enfants. En tant que personne en situation de handicap, je souffre, et beaucoup d’autres aussi ».
Les documents demandés sont, d’une part, certains audits internes, les comptes-rendus de réunions de comités de pilotage “droits de l’Homme” de la maison mère ou de la filiale, des rapports ayant servi à fixer le montant des compensations pour les personnes expropriées, une étude sur les inondations causées par les travaux, etc. Contrairement à certains audits externes publiés sur le site de Total, ces documents sont non publics, seule Total les détient ou peut y avoir accès. Ils sont essentiels pour évaluer la manière dont la multinationale prétend respecter – ou non, comme l’attestent les violations documentées – les obligations instaurées par la loi sur le devoir de vigilance.
D’autre part, est réclamée à Total la communication de formulaires individuels liés à l’expropriation des terres des personnes affectées parties à cette action en justice, concernant notamment les compensations et l’aide alimentaire qu’elles ont reçues. Comme dénoncé dans différentes enquêtes, de nombreuses personnes affectées n’ont jamais reçu de copie de ces formulaires qui concernent pourtant leur situation individuelle. Ces documents devraient confirmer que tant les compensations que l’aide alimentaire étaient largement insuffisantes.
Quelques jours avant l’audience, les filiales EACOP et TotalEnergies E&P Uganda ont envoyé une partie des formulaires concernant une dizaine de personnes affectées. Selon les demandeurs, il incombait cependant à Total, en tant que maison mère, de donner dès le départ un accès complet à ces pièces. Et surtout, ces envois sont partiels : à ce jour, il manque encore de nombreux documents.
Selon Pauline Tétillon, co-présidente de Survie : « Les raisons invoquées par Total pour ne pas transmettre ces documents interrogent. Il est difficile de croire qu’elle n’ait pas accès à des études ou audits commandités par ses filiales, surtout lorsqu’elle les cite elle-même pour sa défense. Quant à ceux qu’elle ne juge pas pertinents pour la procédure, ce n’est pas à elle d’en juger. Ce refus de transparence ne fait que ralentir encore la procédure, et entretenir les doutes sur ce que la firme a à cacher ».
A la suite de cette audience, le juge tranchera sur l’obligation de Total de transmettre ou non ces documents, ou une partie de ceux-ci, aux demandeurs. Ensuite, les échanges d’écritures sur le fond de l’affaire reprendront, avec ou sans ces nouvelles pièces, avant la fixation d’une nouvelle audience, probablement en 2026.
Pour en savoir plus sur les enjeux de cette audience et les arguments de Total, téléchargez notre dossier de presse ici.
