Extractivisme, exploitation des sols
Climat-ÉnergieMultinationales
30 août 2018

Comment les lobbies ont détricoté la loi Hulot

Les Amis de la Terre France et l’Observatoire des multinationales révèlent de nouveaux documents sur le lobbying auprès du Conseil d’État, qui avait conduit à vider de sa substance la loi « Hulot » sur la fin de l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures en France.

Intérêts privés vs intérêt général

En juin dernier, les Amis de la Terre France et l’Observatoire des multinationales levaient le voile sur les mécanismes d’influence très mal connus mais très efficaces qui s’exercent en France sur le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État. Notre rapport montre en particulier comment les milieux d’affaires et leurs alliés ont défendu au niveau de ces deux institutions, souvent avec succès, une vision extrêmement forte et extrêmement large de la protection à accorder aux « droits et libertés économiques » (droit de propriété, liberté d’entreprendre, sécurité juridique…), au point de les faire primer sur les exigences du climat, de la justice fiscale ou de la transparence. Résultat : de nombreuses mesures fiscales ou environnementales ont été censurées a posteriori ou a priori, ces deux institutions pesant respectivement au début et à la fin du processus d’adoption d’une loi.

Publication
Lobbying au sommet de l'Etat
Rapport

Les Sages sous influence ?

Comment la loi Hulot a été affaiblie

Notre rapport s’attardait en particulier sur la manière dont un avis du Conseil d’État avait été utilisé par le gouvernement pour vider de sa substance la loi Hulot sur la fin des hydrocarbures en France avant de la transmettre au Parlement, puis lors des débats parlementaires.1 Adoptée fin 2017, cette loi exempte le [Lexique]gaz de couche[/Lexique] et la région gazière historique de Lacq de ses dispositions, et autorise le renouvellement des concessions pétrolières même au-delà de 2040 au nom des « attentes légitimes » des « propriétaires » de concessions. Des demandes que l’on retrouve dans les contributions des lobbies envoyés au Conseil d’État il y a un an, et que nous venons d’obtenir…

Alors que le ministre de l’Écologie Nicolas Hulot vient de démissionner avec fracas en invoquant le pouvoir excessif des lobbies, il faut en effet rappeler que celui-ci prend plusieurs formes.

De quel lobbying parle-t-on ?

Il y a certes le lobbying visible de groupes de pression minoritaires comme les chasseurs, et la complaisance coupable des dirigeants politiques à leur égard ; mais il y a aussi des formes de lobbying plus souterraines ou plus « techniques », comme celles qui s’exercent auprès du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, auxquelles plusieurs ministres de l’Environnement avant Nicolas Hulot s’étaient déjà heurtés.

Dans le cadre de notre enquête, nous avions officiellement demandé au Conseil constitutionnel et du Conseil d’État de nous communiquer, au nom de la transparence, les avis qu’ils avaient reçus de la part de lobbyistes à propos respectivement de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales et de la loi Hulot sur les hydrocarbures. Si le Conseil constitutionnel n’a pas donné suite à notre demande, le Conseil d’État a pour la première fois accepté de communiquer certains de ces documents, au nom du droit d’accès à l’information environnementale. Il refuse cependant de nous transmettre deux autres « contributions extérieures » au prétexte qu’elles ne présentaient que des « arguments purement juridiques ».

Ces documents confirment largement ce que nous avancions dans notre rapport, et renforcent même le parallèle que nous dressions entre le lobbying qui s’exerce auprès des deux institutions et le développement controversé des tribunaux d’arbitrage privée entre investisseurs et États, dans le cadre de traités de libre-échange et d’investissement comme le TAFTA ou le CETA.

Qui sont ces lobbies ?

Il s’agit de trois contributions2, émanant du MEDEF, de l’Union française des industries pétrolières (UFIP, lobby du secteur des hydrocarbures), et d’un cabinet d’avocats d’affaires agissant au nom de la société canadienne Vermilion, titulaire de nombreux permis et concessions d’hydrocarbures et désireuse d’y pratiquer la fracturation hydraulique. Cette même firme a déclaré avoir dépensé plus de 500 000 euros en lobbying au cours du second semestre 2017 auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, exclusivement autour de la loi Hulot, soit davantage que son chiffre d’affaire en France !

Les arguments des lobbies

Les communications du MEDEF ou de l’UFIP mettent en avant des arguments qui seront repris ensuite dans le débat sur la loi, tel que la demande que l’exploitation du gaz de couche soit exempté de ses dispositions (seul élément en gras dans la contribution du MEDEF), la mention des territoires dépendant historiquement de l’exploitation des hydrocarbures comme Lacq, le besoin de ne pas remettre en cause la « filière d’excellence » française dans le secteur des hydrocarbures et les emplois qu’elle pourvoit. Les deux lobbies avancent également le même argument (ignorant volontairement le sens de la loi Hulot) selon lequel la fin de la production d’hydrocarbures en France (moins de 1% de la consommation nationale) augmentera nos émissions de gaz à effet de serre.

L’avis du Conseil d’État reprend brièvement dans son avis plusieurs des arguments avancés par le MEDEF et l’UFIP, comme le besoin d’une étude d’impact plus approfondie sur les conséquences économiques de la loi, notamment pour certains territoires, ainsi que sur la reconnaissance de l’excellence des entreprises françaises dans le secteur des hydrocarbures. Mais cet avis est surtout consacré à la question de la prolongation des concessions pétrolières, qui était interdite dans la toute première version du projet de loi.

Au sujet de la durée et de la prolongation des concessions d’exploitation, les contributions du MEDEF et de l’UFIP évoquent respectivement « la parole donnée de l’État » et « des mesures qui portent atteinte à la sécurité juridique des opérateurs … source de contentieux négatifs pour l’image du pays ». Tandis que le MEDEF se plaint que « le texte interrompt brutalement des activités de productions pour des concessions à renouveler avant 2040 », la lettre envoyée au nom de la société Vermilion considère que « les règles sont brutalement et substantiellement modifiées, en violation de leurs espérances légitimes de se voir octroyer les prolongations ».

L’avis du Conseil d’État reprend en ce point les arguments des lobbies, en insistant sur le fait que « l’obtention d’une prolongation pourrait (…) être regardée, si ce n’est comme un droit, du moins comme un effet légitimement attendu », invoquant un peu plus loin « l’espérance légitime d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété » et le fait que « les risques d’atteinte portées par le projet de loi à la garantie des droits des opérations et au droit de propriété tiennent, pour l’essentiel, à l’impossibilité pour le titulaire d’une concession en cours d’obtenir sa prolongation ». Rien pourtant, dans le code minier, n’indique que l’obtention d’une prolongation de concession est automatique ou de droit.

Suivant à la lettre l’avis du Conseil d’État, le gouvernement a en effet immédiatement supprimé cette disposition du projet de loi. Il s’agissait pourtant d’une mesure phare de la première mouture du texte, qui aurait permis d’organiser une réelle sortie progressive de la production d’hydrocarbures en France. Ensuite, par voie d’amendement, le gouvernement a même ouvert la porte à un renouvellement des concessions même au-delà de la date prétendument butoir de 2040.

Rédigée par un avocat, la contribution de Vermilion va plus loin en brandissant plus clairement la menace du mécanisme controversé d’arbitrage international, en invoquant explicitement le traité dit Charte de l’Energie. Quelques extraits :

« Le projet de loi en général porte une atteinte disproportionnée à plusieurs principes constitutionnels, notamment au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre. » ou encore « La mesure viole les engagements internationaux de la France en tant que membre du Traité sur la Charte de l’Energie de 1994, qui prévoit la protection des investissements dans le secteur de l’énergie. »

Contribution de Vermilion, rédigée par un cabinet d’avocat

La lettre détaille ensuite pendant une page la jurisprudence très favorable pour les multinationales de la Charte de l’énergie et des « tribunaux d’arbitrage ». Un rapport publié également en juin dernier par les ONG européennes Corporate Europe Observatory (CEO) et Transnational Institute (TNI) a montré comment ce traité avait effectivement été mis à profit par les grandes entreprises pour entraver des mesures favorables au climat, en les faisant invalider par des tribunaux d’arbitrage.3

Nos demandes & recommandations

La communication de ces documents par le Conseil d’État est une premier acte inédit de transparence sur les influences qui s’exercent au sommet de l’État, et qui peuvent conduire à affaiblir, au nom d’intérêts privés, des mesures politiques visant à protéger l’intérêt général.

Les Amis de la Terre France réitèrent leurs demandes pour une transparence totale et automatique encadrant l’examen des textes législatifs, à savoir :

  • La publication en amont de la liste des projets de loi et propositions parlementaires de loi sur lesquels le Conseil d’État prépare un avis, ainsi que du calendrier prévisionnel de préparation et publication des avis.
  • La publication, au fur et à mesure de leur réception, du texte et des auteurs des contributions extérieures ou « portes étroites » reçues par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État.
  • La publication systématique des avis du Conseil d’État.

À la fin de leur rapport, les Amis de la Terre présentent également d’autres recommandations et demandes en matière d’encadrement du lobbying et des conflits d’intérêts au sommet de l’État.

Notes
1

Voir le décryptage publié par les Amis de la Terre et leurs partenaires après le passage au Conseil d’État

2

La lettre de réponse du Conseil d’État et les contributions des lobbies sont disponibles ici