Exigeons la justice climatique - les Amis de la Terre France
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13 juin 2022

La justice sauvera-t-elle le climat, l’environnement et les droits humains ?

En matière d’environnement et de droits humains, le droit évolue à grande vitesse. Sous l’effet du travail de plaidoyer pour faire changer la loi, de plus en plus de textes juridiques contraignants naissent et ouvrent de nouvelles possibilités d’obtenir justice.

En parallèle, la judiciarisation croissante des combats écologiques et sociaux entraîne la création d’une jurisprudence variée et prometteuse (pollution de l’air, l’Affaire du Siècle, Justice pour le vivant, Grande Synthe…). 

Le levier juridique est utilisé historiquement par les Amis de la Terre pour faire avancer les différents combats de la fédération. Face à une parole politique devenue de moins en moins fiable, dévoyant la confiance des citoyen·es en leurs représentant·es et en l’utilité de l’action politique et face au développement des doubles discours sur l’environnement, il est normal et indispensable de réclamer justice quand la loi n’est pas appliquée. Quand les puissants font fi de la légalité, nous réagissons !

Faut-il aller devant les tribunaux pour sauver le climat, l’environnement et les droits humains ?
Décryptage avec Léa Kulinowski, juriste aux Amis de la Terre France, Louis Cofflard, avocat en droits de l’urbanisme et droit de l’environnement qui représente les Amis de la Terre France dans de nombreux recours, et Juliette Renaud, responsable de campagne sur la Régulation des multinationales aux Amis de la Terre France.

Est-ce devenu indispensable pour les associations climat de porter des affaires en justice ?

L’action juridique s’est beaucoup développée ces dernières années au sein des associations écologistes. Ce travail est devenu indispensable en effet, car il est complémentaire des autres actions de plaidoyer ou de mobilisation, qui montrent parfois leurs limites.

La justice est au fondement du combat des Amis de la Terre car le climat, les droits humains et les pollutions sont des questions de justice, “justice” pouvant s’entendre dans les deux sens : celle des tribunaux et celle de la justice sociale. Historiquement, le droit est aussi un outil qui, en théorie en tous cas, permet aux personnes les plus vulnérables de faire valoir leurs droits, y compris face aux plus puissants.

Il y a aussi une volonté de mettre l’État et les multinationales face à leurs responsabilités : celles de mener, de voter ou d’appliquer des politiques publiques ambitieuses pour le premier et de respecter les lois pour les secondes. L’enjeu à cet égard est de s’assurer que le droit est appliqué et qu’il est interprété de manière juste par rapport aux droits humains, à l’environnement et au climat.

Pour cela, les associations utilisent le droit de diverses manières : 

  • Nous avons tout d’abord recours à des outils juridiques assez « anciens » et dont la jurisprudence est déjà très précise. C’est le cas de la Charte de l’environnement, de recours administratifs contre des autorisations abusives ou bien encore de la Question Prioritaire de Constitutionnalité. Les recours administratifs sont notamment très utilisés au niveau local par les groupes locaux des Amis de la Terre France (quelques exemples : Val d’Oise, Savoie, Paris). Récemment ces recours ont également été utilisés dans le cadre de la campagne surproduction pour bloquer la construction de nouveaux entrepôts Amazon, pour refuser la « bioraffinerie » à l’huile de palme de Total, ou empêcher des forages pétroliers en Île-de-France ou en Guyane
  • Mais il existe aussi de nouveaux moyens, comme la loi sur le devoir de vigilance des multinationales adoptée en 2017 grâce à la mobilisation d’associations et syndicats, dont les Amis de la Terre 1. Cette loi n’avait encore jamais été utilisée avant le cas Total Ouganda (lancé par les Amis de la Terre France, Survie, et quatre associations ougandaises – AFIEGO, CRED, NAPE / Amis de la Terre Ouganda et NAVODA) donc il y a un vrai enjeu à ce que son application crée une jurisprudence alignée avec l’esprit de la loi.
  • Enfin, nous utilisons aussi le droit de manière novatrice ou originale. C’est le cas dans l’affaire Perenco : le code de procédure civile est utilisé afin d’obtenir des documents internes de la multinationale afin de confirmer le contrôle de ses activités en République Démocratique du Congo par la branche française et ainsi prouver le préjudice écologique à l’international.

Tout cela fait partie d’un processus logique : dans la plupart de nos campagnes, notre demande envers l’État est de mettre en place des mesures législatives contraignantes pour les entreprises car leurs engagements volontaires et chartes éthiques sont insuffisants. C’est le cas de la loi sur le devoir de vigilance qui vise à lutter contre l’impunité des multinationales en matière de violations des droits humains et dommages environnementaux. Ensuite, une fois la loi obtenue, il faut continuer de batailler pour assurer sa mise en œuvre, et c’est en portant des premiers cas en justice qu’on peut la consolider en obtenant des décisions à même de construire une jurisprudence solide. Cela permet de faire évoluer le cadre juridique et de créer un nouveau droit.

Grâce à ce travail de long terme, aux Amis de la Terre, nous avons développé une véritable expertise et une expérience qui alimentent tous les nouveaux contentieux.

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L’ère des procès aura-t-elle lieu ?

Qu’est ce qui définit le travail juridique aux Amis de la Terre France, la spécificité de votre stratégie juridique ?

Nous menons ou avons mené une variété de recours inédits ou historiques, en partenariat avec d’autres associations ou syndicats : droit administratif, devoir de vigilance (1er cas), préjudice écologique à l’étranger (1er cas), pollution de l’air, Erika (action ayant fondé la notion de préjudice écologique). Ces recours peuvent être internationaux (Perenco) mais aussi très locaux (Amazon), contre l’État ou contre les multinationales, menés seuls ou en collectif. Cela mobilise une expertise très large car mener un recours contre l’État ou contre une multinationale implique des stratégies contentieuses très différentes.

Dans le paysage associatif, les Amis de la Terre ont un positionnement unique. En effet, aucune autre structure ne travaille à la fois sur les droits humains et sur le droit de l’environnement, tout en menant des campagnes militantes (mobilisations, sensibilisation, désobéissance civile) et du plaidoyer. 

En juillet dernier, les Amis de la Terre, soutenus par de nombreux requérants, ont gagné contre l’État dans une affaire historique sur la pollution de l’air. Quelle est la portée sociétale et politique de cette décision ?

C’est une décision absolument inédite, qui comporte des effets certains. La juridiction suprême en droit administratif a reconnu que l’État a failli à son devoir : il ne respecte pas le droit européen en matière de pollution de l’air, et ce de façon répétée. Pour cela, l’État a été condamné à payer une amende historique de 10 millions d’euros, qui est amenée à être repayée tous les six mois jusqu’à ce que l’État se conforme à la décision obtenue. Ce genre de condamnation est très rare (surtout en droit de l’environnement) et va certainement encourager d’autres associations à faire d’autres recours similaires. En outre, cette décision est une première car elle fut la base jurisprudentielle pour l’affaire Grande Synthe, affaire qui a elle même influencé directement l’Affaire du Siècle : pour la première fois en 2017, le Conseil d’État admet qu’une association puisse contester l’insuffisance de mise en œuvre, au niveau national, d’une réglementation internationale.

Au-delà de cette affaire, les juges administratifs mettent de plus en plus la pression sur l’État, qui est incontestablement démissionnaire sur le climat. C’est le cas dans l’affaire Grande Synthe par exemple, qui entérine pour la première fois la reconnaissance d’une valeur contraignante pour l’Accord de Paris (malgré l’absence de texte qui le transpose). Cette évolution va dans le sens de l’histoire : les juges administratifs ont toujours été les premiers à faire avancer le droit en lien avec les revendications des citoyen·nes et les grands enjeux sociaux.

Aujourd’hui, le droit permet-il vraiment de faire bouger un gouvernement inactif, voire récalcitrant comme celui d’Emmanuel Macron sur le climat et la justice sociale ou des multinationales ? L’action juridique est-elle transformatrice ?

La justice prend beaucoup de temps et il nous faut plus de recul pour percevoir ses effets sur le long terme, surtout lorsqu’on ne parle pas d’action en réparation. Par exemple, concernant la victoire des Amis de la Terre Pays Bas contre Shell au Nigeria (qui a abouti au bout de 13 ans de combat) ou sur le cas Shell climat, il faudra encore plusieurs années avant de connaître leurs répercussions.

Pour l’instant, même si l’État français et des multinationales ont déjà été condamnés par la justice, les conséquences sur leurs activités ne sont pas encore là. Dans ce cadre, les actions en justice doivent être considérées comme une pièce de la stratégie globale, qui ne fonctionne pas sans le plaidoyer, la médiatisation ou les mobilisations citoyennes. Cette combinaison a montré son efficacité avec de nombreuses avancées qui sont déjà transformatrices à leur niveau. Ces avancées transforment aussi le droit lui-même, créant un précédent pour toutes celles et ceux qui ont besoin de réclamer justice. L’effet le plus transformateur, c’est celui-ci : montrer qu’on peut s’attaquer aux puissants et que leur impunité peut cesser si l’opposition est assez forte.

Il y a aussi tous les effets invisibles : 

Avant même l’obtention d’une décision, le fait même de lancer une action en justice permet de faire pression sur les entreprises et crée un risque de réputation, qui reste l’un des moteurs principaux de leurs décisions. 

Total ou Amazon développeront-ils toujours aussi librement des projets climaticides maintenant qu’ils savent que cela peut leur coûter des années de procédures juridiques et qu’ils risquent de perdre ? C’est un facteur de risque qu’ils ne peuvent plus ignorer.

Sur le terrain juridique, associations et entreprises sont-elles à égalité ?

Il y a une vraie inégalité des armes et des ressources sur le terrain juridique. Les associations, les militant·es ou les paysan·nes par exemple, souvent aidé·es par des avocat·es bénévoles, se battent contre des multinationales outillées d’armées d’avocats et de moyens illimités. Aujourd’hui, aller en justice pour faire valoir ses droits coûte très cher. Il existe donc une vraie distorsion dans l’accès à la justice. Cette distorsion a des conséquences concrètes : quand les multinationales, conseillées par les meilleurs avocats, s’en sortent au moyen de  questions de procédure sans même que le fond des affaires soit interrogé, des millions de citoyens victimes d’atteintes à leur environnement ou à leurs droits ne sont pas en capacité de demander justice. À notre échelle, dans les affaires que nous avons la capacité de traiter, nous tentons de combler cette inégalité. Les associations requérantes doivent aussi faire face au manque d’expertise technique et scientifique indépendante du pollueur ; la contre-expertise officielle apportée par l’autorité environnementale, lorsque son avis est requis, est rarement suffisante.

En Ouganda par exemple, ces problématiques sont encore plus criantes. Dans le cadre de notre lutte contres les projets Tilenga et EACOP, nous sommes même régulièrement amené·es à dénoncer le harcèlement judiciaire dont font l’objet les communautés impactées : les opposants au projet subissent de nombreuses procédures judiciaires sur la base de fausses accusations de la part du gouvernement afin de museler l’opposition.

Ces moyens permettent aussi aux entreprises de mener des procès qu’on appelle « bâillons », qui visent à éviter toute action en justice de la part de leurs opposants (le groupe Bolloré en a fait sa spécialité, même s’il perd la plupart de ses contentieux en diffamation quand ils ont lieu). Utilisés par des grands groupes industriels contre des lanceurs d’alerte, des journalistes ou des associations, ces contentieux visent à étouffer ces voix critiques. Bien que ces procès soient le plus souvent gagnés par les personnes ou organisations incriminées, ça leur demande de mobiliser d’importantes ressources humaines et financières pour se défendre. Ces procès-bâillons visent donc aussi à dissuader d’autres opposant·es éventuel·les par la simple menace d’un possible procès à leur encontre. Dans ces cas-là, le droit est utilisé contre les libertés. C’est en réaction à la montée de l’utilisation de cette arme juridique qu’a été créé le collectif « On ne se taira pas », dont les Amis de la Terre sont membres.

La répression judiciaire est de plus en plus forte pour les militant·es climat. Avancées en faveur du climat et des droits humains et développement de la répression : la justice est-elle ambivalente ?

Il y a en effet une montée en puissance de la répression des militant·es climat ces dernières années. Avec le système de surveillance mis en place à Bure, la cellule Demeter ou encore la loi Sécurité Globale (tout cela étant impulsé par le gouvernement), il y a une progression très inquiétante des restrictions de libertés pour les associations et militant·es. Nous suivons tout cela de près car cette loi Sécurité Globale peut nous toucher directement, en tant qu’association menant des actions de désobéissance civile.

Cette désobéissance civile est menée en désespoir de cause face à l’inaction répétée des dirigeant·es politiques et alors que l’urgence climatique menace les conditions de vie sur Terre. Ces actions sont légitimes car elles répondent à un état de nécessité. 

Et pourtant, la répression est souvent disproportionnée : pour avoir bloqué un événement de la finance « verte » et tâché la moquette de la Bourse de Paris, 10 militant·es ont récemment été mis·es en garde à vue 24h puis contraint·es de suivre un stage de citoyenneté de deux jours à leurs frais. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Face aux crimes commis par les multinationales qui portent atteinte à l’environnement, au climat et aux droits humains et face à la complicité du gouvernement, il est difficile d’accepter l’impunité que la justice accorde à ces derniers tout en réprimant des militant·es qui défendent l’intérêt général.

Cela nous montre bien encore une fois que la justice n’est qu’un outil. Comme tout outil, il peut être utilisé aussi au service des puissants, qui tirent profit de l’inégalité d’accès à la justice..

Opération nettoyage géant de Société Générale - Photo 10
Crédit photo Guenolé le Gal

Le manque de moyens de la justice impacte-t-il votre travail ?

En effet, ce manque de moyens ralentit considérablement notre travail. Il n’y a pas assez de juges, de greffier·es, de fonctionnaires. Il y a trop de dossiers pour trop peu de personnes, et cela impacte la capacité de la justice à creuser les affaires. Celles-ci peuvent durer plusieurs années, surtout en première instance, en appel et en cassation. Cela n’est pas du tout adapté aux enjeux de droits humains ou d’environnement qui sont, par nature, urgents. En termes de droits humains par exemple, il existe des procédures urgentes spéciales pour certains cas ‘référé liberté’, mais cela n’existe pas pour l’environnement. Cela peut mener à des dénis de justice quand les décisions arrivent trop tard par rapport aux violations ou dommages.

Il y a aussi un fort besoin de formation des juges sur les sujets environnementaux. Ces dernier·es ne sont pas spécialisé·es et n’ont pas l’habitude de traiter des préjudices internationaux. Néanmoins, cela tend à évoluer : des lois adoptées en 2020 et 2021 vont bientôt donner lieu à la création de juridictions spécialisées pour les atteintes à l’environnement et pour la loi devoir de vigilance. Il y a aussi la question de la sensibilisation à ces enjeux, dans un milieu encore trop peu diversifié et inclusif. 

La loi sur le devoir de vigilance est une innovation juridique importante. 5 ans après son adoption, quel bilan en tirer ?

audience tribunal Total Ouganda justice
3 novembre 2021 : audience en cassation dans le cadre de l’affaire « Total Ouganda

Cinq années après l’adoption de la loi et quatre ans après la publication des premiers plans de vigilance, le premier contentieux, Total Ouganda, confirme les impacts très importants de cette loi mais permet déjà de dresser ses limites : 

  • Tout d’abord, aucune des décisions de justice rendues jusqu’ici ne traite le fond de l’affaire et toutes se sont concentrées sur des questions de procédure. En effet, cette focalisation sur des questions de procédure est une technique fréquente de défense des entreprises. Multinationales, lobbies et opposant·es politiques font tout pour limiter la première utilisation de la loi (des attaques ont récemment eu lieu au Sénat), car cette interprétation définira sa portée sur le long terme. 

  • Par ailleurs, les victimes subissent un accès à la justice limité et une charge de la preuve trop lourde.
  • Enfin, le champ d’application est trop restreint : la loi ne s’applique qu’aux entreprises françaises employant plus de 5 000 salariés en France (en comptant celles de leurs filiales) ou employant plus de 10 000 salariés dans le monde (en comptant celles de leurs filiales). Beaucoup d’entreprises opaques, comme Perenco, sont en-dessous de ces seuils et échappent donc au périmètre de cette loi.

Il est essentiel que l’application de cette loi réponde à son objectif central : prévenir les atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement, et contraindre les multinationales à réparer les dommages et indemniser les victimes lorsque cela n’a pas été fait. Son interprétation par les juges ne doit pas perdre cet esprit de vue. Il sera également très important pour les législations à venir aux niveaux européen et international d’aller au-delà de ces limites, afin de renforcer l’accès des victimes à la justice et la lutte contre l’impunité des multinationales.

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Notes
1

 La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, adoptée après des années de plaidoyer intensif de la part des organisations non gouvernementales françaises afin de garantir le respect des droits humains, des travailleurs et travailleuses, ainsi que de l’environnement par les entreprises multinationales, leurs filiales et sous-traitants.