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© Guénolé Le Gal
Climat-Énergie
9 décembre 2020

L’ère des procès aura-t-elle lieu ?

Le 10 décembre, à deux jours de l'anniversaire des cinq ans de l'Accord de Paris, deux décisions de justice sont attendues qui permettront de jauger la capacité de notre société et de son système de justice à relever les défis écologiques actuels.

D’une part le jugement dans le procès en appel des décrocheur·ses de portraits d’Emmanuel Macron dans les mairies afin de dénoncer sa politique climaticide, condamné·es en première instance l’année dernière, et d’autre part, celui de l’action en justice contre Total pour son méga-projet pétrolier en Ouganda et Tanzanie, dans lequel la Cour d’Appel aura à dire qui du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce est compétent pour juger l’affaire, et accepter ou non de juger le fond de l’affaire vu l’urgence sur le terrain. Outre la concordance des dates, ces deux affaires illustrent à leur manière le développement fulgurant, au cours des dernières années, de la judiciarisation des combats écologiques et sociaux. 

Dans la première, les activistes d’ANV-Cop21 se défendent, comme ils et elles ont eu à le faire si souvent, pour faire valoir la légitimité de leur action, et la nécessité de désobéir quand la situation devient critique. Mais surtout, ce cas montre combien la justice est devenue dure pour les activistes : multiplication des plaintes déposées contre eux (mention spéciale pour Bolloré et son rythme soutenu de près d’une procédure tous les deux mois depuis une dizaine d’années), dont des poursuites dites « bâillons » (dans lesquels les multinationales intentent des procès, parfois loufoques, mais qui obligent les associations à consacrer un temps considérable pour se défendre, et à provisionner des fortunes en prévision des frais de justice et d’une hypothétique condamnation), dureté des peines. La justice est, plus que jamais, une arme pour les puissants et leurs bataillons d’avocat·es.

Dans le cas Total, c’est nous qui, avec Survie, intentons un procès à Total, et ce grâce à une loi que nous avons su défendre et imposer : la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, adoptée de haute lutte en 2017. Cette loi novatrice est le dernier des outils juridiques à la disposition des défenseur·euses de la justice sociale et écologique qui n’hésitent pas depuis quelques années à mobiliser le terrain judiciaire pour en faire un nouveau levier d’affrontement avec les puissances qui continuent de s’attaquer aux hommes, aux femmes et à leur environnement : Samsung, Bolloré, Chevron, Lafarge, Perenco… La liste des multinationales qui se retrouvent sur le banc des accusés s’allonge, jusqu’à l’État lui-même, mis en cause en France dans le cadre de notre recours sur la pollution de l’air, du procès Grande Synthe ou encore de l’Affaire du Siècle.

Si ces procès montrent le dynamisme des organisations écologiques et sociales, ils sont aussi novateur dans leur stratégie, parce que, d’une part, ils réaffirment que les questions climatiques, écologiques et sociales sont avant tout des questions de justice, d’autre part, parce qu’ils remettent l’État face à ses responsabilités : comme ordonnateur des politiques publiques, mais aussi comme régulateur des activités économiques et industrielles. En cela, ces lois, ces procès, sont aussi des brèches dans le néolibéralisme et des signes d’espoir pour un autre monde.

Le sommet de Rio en 1992 avait consacré l’idée que les entreprises, et le pouvoir économique, devaient être vus comme des partenaires, et non pas des adversaires, dans la quête d’un développement dit « durable ». S’est ensuivi une décennie au cours de laquelle les énergies se sont absorbées dans la définition et la mise œuvre de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE). Les pactes, chartes, engagements volontaires, labels et autres guides se multipliaient tandis que la situation, partout, continuait de se dégrader. Il n’est pas jusqu’aux associations elle-mêmes qui ne se soient précipitées sur l’obstacle en mettant en place de (parfois brillantes) campagnes pour pousser les entreprises à s’engager…. A partir des années 2000, il devint malheureusement patent que les entreprises n’avaient aucune intention de respecter leurs engagements ou d’en prendre de réellement significatifs. C’est en cela, aussi, que la loi sur le devoir de vigilance française est une avancée majeure en ce qu’elle impose une réglementation, enfin, contraignante.

Rien n’est gagné cependant, et sur la voie de la justice, les obstacles s’accumulent : absence de lois dans certains pays ; absence de moyens pour une justice encore peu familière des questions environnementales et peu encline à se pencher sur les questions sociales (comme dans l’affaire Total, dans laquelle le Tribunal judiciaire de Nanterre a renvoyé l’affaire devant le Tribunal de commerce sur la base d’une interprétation très controversée du code de commerce et frappée d’appel) ; obstacles de procédure enfin, comme dans le cas de l’affaire Perenco où le juge s’obstine à refuser des actes d’enquête élémentaires, comme les perquisitions qui donneraient accès aux documents internes des entreprises.

Dans son film La belle verte, Coline Serreau préfigurait en 1996 ce qui, peut être, nous attend demain, si nous parvenons à lever ces obstacles. Elle fait dire à l’un de ses personnages venu d’une planète ayant réussi sa transition écologique : « Tous les gens qui fabriquaient des produits nocifs contre la santé des humains, des animaux et des plantes ont été jugés coupables de génocide et de crime contre la planète ». Et dans notre monde, l’ère des procès aura-t-elle lieu ?