Climat-Énergie
16 août 2012

Travailleurs du nucléaire : l’urgence d’un statut décent

L’industrie nucléaire ne peut fonctionner qu’en sacrifiant une partie de ses travailleurs. Mais la prévention sanitaire, la sûreté industrielle et la nécessité du démantèlement obligent dès à présent à définir un statut spécifique et très rigoureux.

En France comme ailleurs, les travailleurs du nucléaire sont massivement exposés à des radiations importantes, ce qui est peu connu, puisqu’une chape de plomb pèse sur le sujet. Leur rôle est essentiel, car l’exploitation des réacteurs nucléaires exige une maintenance constante et extrêmement soigneuse, notamment durant les opérations de renouvellement du combustible. Au départ, les travailleurs qui pénétraient dans les zones les plus radioactives
étaient salariés d’EDF et des constructeurs. Mais, très vite, il est apparu impossible de respecter les limites réglementaires d’exposition aux rayonnements ionisants sans immobiliser très souvent les nombreux salariés qui les atteignaient très rapidement. A partir des années 1970, le plus grand désordre a régné dans la radioprotection des travailleurs extérieurs. Ce n’était pas alors la préoccupation dominante de Pierre Pellerin [1], pourtant directeur à l’époque du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) [2]. En 1987, la Commission européenne a exigé que la France y mette de l’ordre, puisque de nombreuses informations provenant d’EDF contredisaient les données du SCPRI sur ces travailleurs.

Sacrifice des travailleurs

EDF a alors décidé, après avoir dressé un rapport sur la maintenance, de transférer toute la décontamination et les opérations sur les structures radioactives à des sous-traitants effectuant, pour certains, des missions très courtes. Ces personnes sont tout simplement sacrifiées. Des chercheurs et plusieurs collectifs de médecins du travail l’ont fait savoir à partir du tournant des années 1990 – y compris auprès du député Claude Birraux, qui, dans son rapport de juin 2011, demande une nouvelle fois l’arrêt de la sous-traitance en cascade. Leurs enfants sont aussi sacrifiés, puisque ces salariés peuvent être atteints de troubles reproductifs. L’expérience de Tchernobyl démontre maintenant à très grande échelle les impacts cumulatifs de la contamination sur les organismes : ce sont désormais trois générations qui ont subi les conséquences des irradiations, puisque les malformations se transmettent. Or les travailleurs du nucléaire encourent exactement les mêmes risques. Le nucléaire ne peut donc fonctionner qu’en créant une classe d’esclaves. La France n’a réduit leur dose individuelle maximale annuelle à 20 mSv que sous la contrainte de la directive européenne de 1996 et n’y est parvenue qu’en 2003, sous la menace d’une sanction financière. Mais cela a accéléré la précarisation d’une partie des sous-traitants. Un de ces salariés, que j’ai récemment rencontré, a ainsi cumulé une dose de 316 mSv sur vingt ans avant de se retrouver avec un cancer broncho-pulmonaire (reconnu radio-induit) à l’âge de 52 ans. Un autre a effectué la décontamination radioactive en centrales pendant un an. Il est atteint d’un cancer de la thyroïde, d’une leucémie et d’un lymphome – trois pathologies typiques de l’irradiation. Pour un cas connu, combien demeurent invisibles ? Aucun suivi médical ne permet de les identifier.

Atteintes fondamentales à la sûreté

EDF s’est abrité derrière des prétextes industriels et économiques pour justifier la sous-traitance, mais cette organisation du travail porte aussi fondamentalement atteinte à la sûreté. En effet, la mémoire du travail et des interventions se dilue dans une population qui circule très rapidement d’un réacteur à l’autre. Les sous-traitants ne sont pas rattachés aux sites de production, tandis que le personnel EDF part à la retraite. Les pratiques actuelles, de “retour d’expérience” sur dossiers, transforment donc les actes de prévention en une “sûreté de papier”. Il n’existe plus de mémoire collective du travail réel effectué sur les installations, car la connaissance du travail réel suppose la parole sur le travail dans le cadre d’un échange. Mais la parole des travailleurs extérieurs n’est jamais sollicitée. Or les travaux d’analyse des catastrophes industrielles pointent le rôle capital de l’anticipation des conditions de possibilité de l’accident pour le prévenir. Cela suppose que les installations soient parfaitement connues des exploitants. La logique d’ignorance à l’oeuvre chez AZF, où il a été impossible de retracer les opérations effectuées dans les jours ayant précédé l’accident du 21 septembre 2001, est quotidiennement reproduite dans la maintenance des centrales nucléaires.

Il faut donc revenir au plus tôt à une exploitation industrielle rigoureuse pour réduire au maximum les risques d’accident, avant d’arrêter le nucléaire. Et, alors que le démantèlement est le seul avenir souhaitable pour la filière, l’expérience montre que les travailleurs chargés du désamiantage sont infiniment mieux protégés que les anciens travailleurs ayant manipulé l’amiante – même si le respect de la réglementation reste insuffisant. Il faudra s’en inspirer pour exclure toute sous-traitance, mettre en oeuvre des temps d’intervention très réduits, créer des procédures et des matériels excluant tout contact avec les matériels contaminés. Enfin, tenir compte de l’extrême pénibilité et dangerosité des métiers du nucléaire en accordant à tous un droit à la retraite anticipée.

> ANNIE THEBAUD-MONY

Sociologue, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)

Illustration : Eric Constantineau sous licence Creative Commons.


1 Sur le non-lieu prononcé à l’égard du Pr Pellerin le 7 septembre 2011 et le pourvoi en cassation de l’AFMT, voir www.asso-malades-thyroide.org

2 Dirigé par Pierre Pellerin de 1957 à 1993, le SCPRI a été renommé OPRI en 1994, puis a fusionné avec l’IPSN pour former en 2002 l’actuel IRSN.