Luca Tommasini - Torchage de gaz dans le delta du Niger (Nigeria)
Climat-ÉnergieFinance
31 mars 2022

L’art de noyer le poisson : nous répondons au lobby des banques françaises

La publication par 500 ONG du rapport Banking On Climate Change, qui épingle les banques sur leurs soutiens aux énergies fossiles, a fait réagir la Fédération bancaire française. Les Amis de la Terre France et Reclaim Finance lui répondent point par point.

Les banques françaises font-elles vraiment du climat leur priorité ?

Selon la Fédération bancaire française (FBF), les banques françaises ont fait de la lutte contre le changement climatique une priorité, et accompagnent la transition vers des modèles économiques moins carbonés en réduisant leurs financements aux énergies les plus polluantes et en finançant massivement les énergies renouvelables.

Pour les Amis de la Terre France et Reclaim Finance, en rejoignant l’Alliance Net-Zero Banking Alliance, les banques françaises indiquent effectivement vouloir faire de la lutte climatique une de leurs priorités. Elles se sont engagées à se conformer aux objectifs fixés par l’ONU via la Race To Zero 1 : limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, et diviser par deux les émissions de gaz à effet d’ici 2030. Y arriver implique de prendre des mesures fortes pour réduire la production d’énergies fossiles. Le Production Gap report calcule que pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, il faut réduire la production de charbon, pétrole et gaz de respectivement 11 %, 4 % et 3 % par an entre aujourd’hui et 2030 2.

Le rapport international Banking On Climate Chaos 3 démontre qu’en dépit de leurs nouveaux engagements Net Zéro, aucune des grandes banques françaises ont engagé une transformation de leurs activités dans les énergies fossiles afin de satisfaire à ces deux impératifs. Le profil de financements des banques n’évolue malheureusement pas à l’image de ce que leur communication tente de faire croire. Leurs financements aux énergies fossiles n’ont pas connu la baisse prétendue par la FBF et se chiffrent au total à plus de 350 milliards de dollars entre 2016 et 2021, soit depuis l’adoption de l’Accord de Paris sur le climat. En 2021, les flux financiers des banques françaises restent même légèrement supérieurs aux volumes constatés en 2016.

Par ailleurs, si les banques sont très vocales sur leur soutiens croissants aux énergies renouvelables, cela ne permet pas d’effacer ni même d’“équilibrer” l’ardoise de leurs soutiens aux énergies fossiles. Car développer les énergies fossiles n’impacte en rien les conséquences climatiques à long terme du développement continue des projets d’énergies fossiles. Les énergies fossiles ouvrent de nouveaux marchés responsables aux banques, mais ne sont pas en soi une solution si elles ne sont pas accompagnées de la fin de l’expansion et la baisse rapide de la production des énergies fossiles. Les banques mettent ainsi en valeur l’arbre des financements aux énergies renouvelables pour mieux cacher la forêts des financements aux énergies fossiles.

Les banques doivent-elles exclure ou accompagner les entreprises qui n’ont pas de plan crédible de transition ?

Selon la FBF,  “il est temps de sortir d’une logique d’exclusion “tous azimuts” et d’entrer dans une logique de transition socialement acceptable, économiquement responsable et climatiquement adéquate”.

Pour les Amis de la Terre France et Reclaim Finance, le rapport Banking On Climate Chaos ne prône pas une logique d’exclusion “tous azimuts ». Nous n’appelons pas les banques à sortir des énergies fossiles du jour au lendemain mais bien de programmer la fin progressive des soutiens incompatibles avec les impératifs climatiques, de renoncer à soutenir les entreprises si elles refusent d’enclencher une transition crédible, et cohérente avec une trajectoire de réchauffement climatique d’1,5 °C.

En l’état, les banques aggravent notre dépendance aux énergies fossiles en finançant des entreprises à contre-courant des recommandations même de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) 4. Celle-ci stipule dans son scénario pour l’atteinte de la neutralité carbone – le fameux Net-Zero sur lequel s’engagent la NZBA – suivant une trajectoire 1,5 °C la nécessaire fin du développement de nouveaux champs pétroliers et gaziers – au-delà de ceux déjà approuvés en 2021. Or, depuis 2016, les banques françaises ont alloué 130 milliards aux 100 entreprises qui développent le plus de nouveaux projets d’énergies fossiles. Parmi elles se trouvent  les major pétro-gazières.

L’analyse des plans climat des majors pétrolières européennes de Reclaim Finance 5 révèle que toutes développent de nouveaux projets d’hydrocarbures, et ont des objectifs de décarbonation de court et moyen terme très insuffisants pour atteindre leurs propres engagements Net-Zero. En 2030, les énergies renouvelables représenteront toujours moins de 25 % de leur mix énergétique. A l’aune des objectifs climatiques qu’elles se sont fixées, nous calculons qu’elles auront consommé la totalité de leur budget carbone restant entre 2033 et 2038 l’auront largement dépassé d’ici 2050. Dans le cas assez emblématique de TotalEnergies 6 : en 2030, sa production d’hydrocarbures aura augmenté de plus de 40 % par rapport à 2015, et les énergies renouvelables représenteront moins de 20% du mix énergétique du géant pétrolier et gazier.

Les banques françaises sont-elles « en avance » ?

Selon la FBF, le rapport fait l’impasse sur les engagements des banques françaises qui sont “parmi celles les plus en avance sur le sujet”. La FBF rappelle l’engagement collectif sur les hydrocarbures non conventionnels – arrêt dès janvier 2022 du financement de projets dédiés et des entreprises dont la part d’hydrocarbures non conventionnels dans l’exploration et la production serait supérieure à 30 % de leur activité.

Pour les Amis de la Terre France et Reclaim Finance, les banques françaises ont effectivement pris plus d’engagements sur le pétrole et le gaz que les banques américaines ou chinoises dans le rapport. En revanche, les “avancées” sont à relativiser.

En ce qui concerne l’engagement pris sur la fin des soutiens financiers directs aux projets d’exploration et de production d’hydrocarbures non-conventionnels, c’est une première étape, mais qui ne suffit pas à résoudre l’équation. En effet, non seulement les mesures d’exclusion ne portent pas, pour la quasi totalité des grandes banques, sur les projets d’infrastructure, notamment de transport – Natixis et Société Générale peuvent par exemple continuer à soutenir directement de nouveaux terminaux de gaz de schiste, mais ces exclusions concernent avant tout les financements de projets. Or, selon l’Agence internationale de l’énergie, 90 % des projets d’énergies fossiles sont financés essentiellement via les fonds des entreprises participant aux projets 7. Cela montre toute l’importance d’avoir une politique d’exclusion ciblant les entreprises problématiques et non seulement les financements de projets. 

Et justement, les banques françaises n’ont malheureusement pas pris les mesures nécessaires pour pousser les entreprises pétro-gazières à se transformer, y compris pour les quelques secteurs couverts par leurs politiques. La FBF a annoncé l’exclusion des entreprises au-delà de 30 % dans le pétrole et le gaz de schiste ainsi que dans les sables bitumineux. Certaines des principales banques ont aussi adopté une mesure similaire sur l’Arctique. Mais exclure uniquement les entreprises en fonction de leur exposition relative à un secteur ne permet pas d’en finir avec le développement de nouveaux projets dans ces secteurs. Les entreprises très diversifiées tombant sous le seuil relatif passent à la trappe, quand bien même elles seraient des poids lourds de ces secteurs ou y prévoient de nouveaux projets.

Comme le révèle l’outil de suivi des engagements sur le pétrole et le gaz lancé par Reclaim Finance courant mars 2022 8, les banques françaises reproduisent ainsi la même erreur que celle appliquée au charbon pendant des années en refusant d’exclure les expansionnistes du secteur pétro-gazier. Ce n’est qu’à partir de 2019 que les banques françaises ont fini par reconnaître que l’exclusion explicite des entreprises prévoyant de nouveaux projets charbon était un pré-requis pour avoir une politique alignée avec l’objectif 1,5 °C. Alors que leur politiques ne couvrent déjà que des énergies non conventionnelles,, il serait d’autant plus criminel de prendre autant d’année à appliquer au secteur pétro-gazier les leçons tirées du charbon.

Les chiffres de notre rapport sont-ils « fantaisistes » ?

Selon la FBF, les chiffres du rapport seraient “fantaisistes” car ils sont deux fois supérieurs à ceux figurant dans le rapport définitif de l’AMF et de l’ACPR publié en fin d’année dernière 9. La FBF souligne également que le poids de ces financements diminuent, étant donné qu’ils augmentent moins vite que le volume des prêts consentis aux entreprises entre 2015 et 2020

Pour les Amis de la Terre France et Reclaim Finance, les chiffres ne peuvent être comparés et l’ACPR et l’AMF précisent que leurs chiffres sont à manier avec réserve. 

Le rapport Banking On Climate Chaos ne regarde pas les expositions des banques mais les nouveaux flux financiers octroyés chaque année depuis 2016 aux entreprises des énergies fossiles. Il s’agit de deux choses très différentes et donc de deux chiffres non comparables avec les expositions publiées par l’AMF et l’ACPR. L’exposition ne porte que sur le bilan et donc les prêts, alors que les flux couvrent les prêts mais aussi les émissions d’actions et d’obligations.

En toute hypothèse, les autorités de régulation expriment elles-mêmes de façon transparente d’importantes réserves quant aux données d’exposition présentées dans le rapport, qu’elles soient basées sur les déclarations des institutions financières ou sur leur propre analyse des données issues de la base “grands risques” 10. S’agissant des résultats déclaratifs, l’ACPR va même jusqu’à souligner un “déficit méthodologique majeur” concernant le secteur des hydrocarbures 11, des failles importantes étant également relevées concernant le charbon 12

A telle enseigne que l’analyse basée sur les données de la base “grands risques” – avec toutes les limites mises en avant – révèle par exemple que “la croissance de l’exposition entre 2015 et 2020, prise en chiffres absolus, est de l’ordre de 20 % avec la méthode « grands risques » – contre environ 6 % en déclaratif – et atteint, pour les sept banques, un total d’un peu plus de 120 milliards d’euros en décembre 2020″ 13. La mise en avant par la FBF de ce chiffre de 6 %, pourtant décrédibilisé par le rapport lui-même, montre de quel côté se situe en réalité la fantaisie et illustre le déni d’une addiction aux hydrocarbures que les faits ne permettent pas de contester.

En outre, le rapport Banking On Climate Chaos se concentre sur les flux financiers en faveur des 2 700 filiales et 1 635 groupes actifs dans les énergies fossiles, tels que référencés par Bloomberg, ou tels que figurant aux Global Coal Exit List (GCEL) et Oil and Gas Exit List (GOGEL) 14. Ces deux listes développées par l’ONG Urgewald font figures de références pour l’AMF et de l’ACPR, qui ne manquent pas dans leur récent rapport de les utiliser et de les recommander aux acteurs financiers comme base de l’application des politiques sectorielles sur le charbon, le pétrole et le gaz.

Finalement, rappelons que si le lobby bancaire préfère aujourd’hui critiquer le rapport Banking On Climate Finance, la FBF comme certains de ses membres ne se sont pas privés par le passé de l’utiliser comme référence ou moyen de communication – sur les évaluations qu’il présente, que ce soit sur les financements des banques aux énergies fossiles ou sur leurs politiques sectorielles 15. Pourtant la méthodologie du rapport n’a elle pas changé depuis des années.

La FBF retient les messages qu’elle souhaite retenir des régulateurs. Dans le rapport d’octobre 2021 qu’elle cite pour répondre aux ONG, l’AMF et l’ACPR déplorent des “politiques généralement peu précises et encore restreintes” sur les énergies fossiles, quand celles-ci existent. Elles appellent ainsi “les acteurs de la Place de Paris à mettre rapidement en place des politiques robustes, transparentes et comparables portant sur toutes les énergies fossiles”. C’est ce même message que retiennent les ONG dans le rapport Banking On Climate Chaos.

Notes
1

Campagne Race To Zero de l’ONU.

2

Rapport Production Gap de l”UNEP de 2021.

3

Rapport Banking On Climate Chaos de 2022.

4

Rapport Net Zero 2050 de l’AIE.

5

Enquête Major Failure de Reclaim Finance.

6

Briefing sur Total de Reclaim Finance.

7

World Energy Investment 2022 de l’AIE.

8

Outil Oil And Gas Policy Tracker de l’AIE.

10

Sur l’approche “grands risques”, l’AMF et l’ACPR mentionnent : « Au-delà des limites de la méthode, déjà soulignées, il est à noter que les différents secteurs identifiés par cette approche, qui croisent la classification ICB avec des travaux de recherche internes, ne permettent pas, pour l’heure, d’aboutir à l’exhaustivité. Ce biais induit donc un risque de ne pas prendre en compte certaines entreprises pourtant liées aux énergies fossiles. De ce fait, les résultats obtenus doivent être également pris comme des ordres de grandeur et des tendances » (Rapport ACPR-AMF, p. 37).

11

« L’hétérogénéité des méthodes et des périmètres utilisés par les banques est problématique : elle ne permet pas, en effet, d’obtenir une vision fidèle et complète des expositions aux hydrocarbures et soulève de nombreuses réserves méthodologiques” (Rapport ACPR-AMF, p. 36).

12

“Dès lors, plusieurs des chiffres communiqués restent davantage des estimations. Pour cette raison, les montants agrégés présentés ci-dessous doivent être pris avec beaucoup de précaution et dégagent plutôt une tendance et un ordre de grandeur qu’un calcul exact” (Rapport ACPR-AMF, p. 34).

13

L’exposition au charbon sur la même période étant d’un montant “environ 40 % supérieur à celui obtenu à l’issue des questionnaires” (p. 37) et qualifié de stable sur la période.

15

Ici par BNP Paribas en 2018, ou là par la FBF en 2021.